mercredi 11 février 2015

Vincent - Barbara Stok

Février 1888. Vincent Vang Gogh quitte Paris et son frère Théo pour s’installer à Arles. Il y trouve une lumière limpide et des couleurs comme nulle part ailleurs. L’été arrivant il découvre en admirant les champs, « du vieil or, du bronze, du cuivre dirait-on, et cela, avec l’azur vert du ciel chauffé à blanc, cela donne une couleur délicieuse excessivement harmonieuse avec des tons rompus à la Delacroix ».

Vincent peint à longueur de journée, sa production est énorme mais aucun de ses tableaux ne se vend. Entretenu par Théo, il rêve de créer une maison d’artistes et voudrait que Gauguin en soit le premier invité. Le jour où ce dernier débarque avec toiles et pinceaux, Van Gogh est aux anges. Mais il déchante rapidement. Gauguin n’est que de passage, il souhaite réunir suffisamment d’argent pour retourner sous les tropiques. Peu à peu, les relations entre les deux peintres s’enveniment. Jusqu’à la rupture et ce geste dément, cette oreille coupée. Suivront un internement en psychiatrie et le retour en région parisienne, à Auvers. Vincent y retrouvera Théo et un semblant de sérénité, en grande partie grâce au docteur Gachet.

Sceptique, très sceptique. Voila quel état mon état d’esprit en ouvrant cet album. A cause du dessin surtout. Naïf, minimaliste, maladroit, froid, avec des aplats de couleur sans âme. A des années lumière du trait plus réaliste qui, me semblait-il, aurait convenu pour une telle biographie. Mais passé l’effet de surprise et une fois bien installé dans le récit, force m’a été de constater que Barbara Stok est parvenue à créer une ambiance accrocheuse, saisissant notamment avec une belle inventivité graphique les moments de folie et les comportements excessifs qui ont rythmé la vie de l’artiste.

Portrait sensible approchant au plus près l’esprit torturé d’un travailleur infatigable doutant en permanence de son travail, d’un peintre en manque de reconnaissance culpabilisant d’être un fardeau pour son frère, cet album réalisé avec la Fondation Mondrian et le Van Gogh Muséum se révèle au final aussi instructif que riche en émotion (ce qui, sur ce dernier point, était quand même loin d’être gagné au départ !).

Vincent de Barbara Stok. Emmanuel Proust, 2015. 140 pages. 16,00 euros.



La BD de la semaine est
aujourd'hui chez Noukette








mardi 10 février 2015

Eben ou les yeux de la nuit - Élise Fontenaille-N'Diaye

Eben est un adolescent namibien d’aujourd’hui, de la tribu des Hereros. Un orphelin à la peau sombre et aux yeux bleus, des yeux qu’il a voulu s’arracher le jour où il a compris d’où leur venait cette couleur si particulière. Mais son double héritage, aussi douloureux soit-il, va lui permettre d’appréhender la destinée tragique de son pays…

Sous couvert de fiction, Elise Fontenaille-N'Diaye propose un texte quasi documentaire. Comme elle l’avait déjà fait, entre autres, avec Le garçon qui volait des avions, Les disparues de Vancouver ou Les trois sœurs et le dictateur. Comme elle sait si bien le faire, finalement. Ici, au-delà de l’histoire d’un pays frappé par le plus abominable des colonialismes, elle utilise la figure d’Eben pour faire œuvre de mémoire. A travers le regard bleu du garçon défilent les pires moments de la conquête allemande et les traces encore vivaces de la présence des colons blancs malgré l’indépendance de 1990 : « c’est toujours eux qui tiennent le pays, ils font la pluie et le beau temps ».

En 1904, le général von Trotha et son armée perpétuent l’un des premiers génocides de l’histoire contre les Hereros. Il récidivera en 1905 avec les Namas, l’autre ethnie majoritaire de Namibie. Plus de 80 000 morts en tout, une population décimée, des survivants parqués dans des camps de concentration et étudiés par les scientifiques comme des animaux. Eben raconte l’horreur, il dit son malaise et s’insurge, mais fait également preuve de pédagogie. Le texte est parfois dur, les faits rapportés, d’une violence terrible. Mais le récit reste accessible aux adolescents, il permet de mettre en lumière un événement historique peu connu, terrifiant et en même temps symptomatique de la façon dont les européens considéraient l’Afrique et ses habitants au début du 20ème siècle.

Une lecture riche de sens, qui secoue autant qu’elle éclaire.

Eben ou les yeux de la nuit d’Élise Fontenaille-N'Diaye. Rouergue, 2015. 58 pages. 8,30 euros. A partir de 11-12 ans.

Un roman jeunesse que je partage comme chaque mardi (ou presque) avec Noukette.

L’avis de Mirontaine







lundi 9 février 2015

La rivière aux lucioles - Miyamoto Teru

Les deux textes de ce recueil (deux novelas plutôt que deux romans à proprement parler) datent de  1977. Leur auteur n’avait que 30 ans à l’époque, il signait alors ses premières publications et remporta avec La rivière aux lucioles le prix Akutagawa, l’équivalent de notre Goncourt.  Dans ce récit d’enfance on découvre le quotidien de Tatsuo, gamin pauvre de Toyama devant faire face à la maladie de son père et aux envies d’ailleurs de sa mère. L’autre titre, « Le fleuve de boue », met également en scène un enfant, Nobuo, vivant dans la gargote que tiennent ses parents sur les bords du fleuve Ajikawa, dans la baie d’Osaka.

Deux textes quasi jumeaux, deux premiers volets de « La trilogie des rivières » qui rendra Miyamoto célèbre, deux histoires d’enfance dans les quartiers populaires du Japon de l’après-guerre. On y trouve un mélange étrange d’ode à la nature, de passages poétiques, de lyrisme contenu et de dialogues réalistes. Une ambiance particulière se dégage de l’ensemble, renforcée à chaque fois par une rencontre mi-naturelle, mi-fantastique (avec des lucioles dans le premier cas et avec une carpe géante dans le second) venant clôturer le récit en lui offrant une morale dont chacun pourra tirer les leçons qu’il souhaite.

Très belle découverte pour moi  d’un auteur japonais majeur. Les deux textes sont excellents, même si j’ai préféré le second, où tout se passe réellement à hauteur d’enfant et qui n’est pas sans me rappeler, dans l’esprit, les nouvelles d’Ernest J. Gaines.    

La rivière aux lucioles de Miyamoto Teru. Picquier, 2015 (1ère édition en 1991). 202 pages. 8,00 euros.










dimanche 8 février 2015

La drôle d’évasion - Séverine Vidal

Alcatraz était une prison construite sur une île, face à la baie de San Francisco. Une prison dont nul ne s’est jamais échappé. Enfin, officiellement. Parce que le 11 juin 1962, trois détenus ont disparu. Personne ne les a jamais revus, les autorités ont donc conclu qu’ils avaient trouvé la mort en voulant s’enfuir. Cinquante ans plus tard, Zach, 9 ans, ne croit pas à la version officielle. Pour lui il y a bien eu évasion. Et il va le prouver. En se rendant sur place et en s’évadant à son tour. Comment va-t-il s’y prendre ? Ben pour ça il faudra lire le livre, je ne vais pas tout vous raconter non plus !

Ce petit roman est l’exemple type du « livre-accroche » qu’il faudrait proposer aux enfants réfractaires à la lecture. C’est drôle, truculent, enlevé, sans temps-mort. Il y a de l’action, une petite dose de suspens, un soupçon de tension et une fin qui interroge beaucoup. La langue, à la fois orale et très visuelle, est pleine de peps, et les dialogues sonnent juste. Au-delà du fond, la mise en page joue également un rôle ludique fort appréciable avec les bonus illustrés en fin de chapitres et de savoureuses notes de bas de page.

Et puis le petit Zach vaut son pesant de cacahuètes ! Tellement tentant de s’identifier à lui et d’admirer sa débrouillardise et sa répartie. Le personnage du père est aussi très bien trouvé, un spécimen rarissime, farfelu à souhait.

Tout ça pour vous dire que la réussite est ici totale. A  tel point que je compte bien soumettre ce titre au comité de sélection du prix des jeunes lecteurs dont j'ai la charge. Et s'il fait partie des cinq livres choisis au final, je me ferais un plaisir d'aller le défendre devant les élèves.

La drôle d’évasion de Séverine Vidal. Sarbacane, 2015. 152 pages. 9,90 euros. A partir de 8 ans.

Les avis de Martine et Stephie

Une lecture commune que je partage avec Noukette dans le cadre de du coup de projecteur sur la collection Pépix chez Stephie.












samedi 7 février 2015

33 blogueurs sont Charlie


Un mois après, la cicatrice reste ouverte, béante. Sans doute ne se refermera-t-elle jamais. Un mois après, 33 blogueurs sont encore et toujours Charlie, pour défendre la liberté d’expression, la liberté tout court.

Un grand merci à Galéa pour la réalisation de cette vidéo. J'ai déjà eu l'occasion de te le dire mais je le répète avec plaisir : chapeau bas madame !

Vous y trouverez notamment (par ordre alphabétique et non par ordre d'apparition) :

Anne-Véronique, Asphodèle, Céline, EnnaEva, FéliFleurGaléa, Jérôme, Laurielit, Le Petit Carré JauneLittér'auteursMarilyne, Martine, Mind the GapMiss LéoMo', Mon Petit Chapitre, Pascale, Philistine Cave, Sharon, Sidonie, SylSylire, Tiphanie, Titine, Valou 









vendredi 6 février 2015

Ma mère ne m’a jamais donné la main - Thierry Magnier et Francis Jolly

Il a suffi d’un message sur le répondeur. Un message du notaire de là-bas, du pays de son enfance, de l’autre coté de la mer. Vingt ans plus tôt, après « l’accident de l’escalier » qui avait couté la vie à son père, le narrateur, sa sœur jumelle et sa mère sont rentrés en France. Aujourd’hui, la mère est elle aussi décédée et il faut organiser la succession, se rendre sur place pour signer les papiers et vendre la maison. Un retour aux sources douloureux, entre les murs d’une bâtisse en ruine, au milieu des fantômes d’une autre vie.

« Partir, c’est mourir un peu » a écrit Alphonse Allais. Mais pour le narrateur, revenir, c’est prendre de plein fouet « les éclaboussures du passé. Celles qui vous frappent au visage, rouvrent les cicatrices ». Les souvenirs affluent, il retrouve ce lieu où il ne s’est jamais senti chez lui, il se revoit avec cette maman qui n’en fut jamais vraiment une : « Je me demande si ma mère après son accouchement n’avait pas oublié qu’elle avait mis au monde des jumeaux. C’est Carole qui était sortie la première. Elle restera toujours la première, l’unique ». Carole, il ne l’a pas vue depuis des années, son quotidien fait de silence et de solitude est un choix assumé. Mais le message du notaire va peut-être changer la donne, permettre de « régler les affaires », de tourner enfin la page pour en écrire une nouvelle…

Un très joli texte, tout en retenu, magnifié par les sublimes photos de Francis Jolly. Il y a du Choplin et du Mingarelli chez Thierry Magnier. Phrases courtes et limpides, confession discrète, digne, sensible. Le minimalisme est délibéré, il confine presque au chuchotement. En mélodiste économe, l’auteur déroule sa partition sans faute, avec une désarmante fragilité. Tout ce que j’aime.

Ma mère ne m’a jamais donné la main de Thierry Magnier (photographies Francis Jolly). Le Bec en l’air, 2015. 92 pages. 14,90 euros

L'avis de Noukette, qui m'a donné envie de découvrir ce livre. J'ai eu raison de lui faire confiance, une fois de plus.











jeudi 5 février 2015

Les lectures de Charlotte (4) : Caché ! et Qui a mangé la petite bête ? d'Hector Dexter

Charlotte fête aujourd’hui ses deux ans et quels meilleurs cadeaux pouvais-je lui trouver que ces quelques livres ? Mais rendons d’abord à Kikine ce qui lui appartient, c’est grâce à elle et à son billet que j’ai découvert Amaterra, un éditeur lyonnais qui m’était jusqu’alors inconnu et dont les ouvrages sont d’une qualité assez bluffante.

Ce soir donc, en rentrant de la crèche, mon bébé d’amour (qui n’en est plus vraiment un – de bébé je veux dire, parce que d’amour, forcément…) pourra déballer trois beaux livres qui, je le sais d’avance, vont l’enchanter.


Un gamin en colère. Un gamin capricieux qui veut, qui exige un cocodrile ! Pas une girafe, pas un éléphant, pas un escargot, un COCODRILE !!!! Plus les animaux défilent et plus il s’énerve. Jusqu’au moment où…

Un excellent album plein d’humour. Les illustrations, épurées, sont terriblement expressives. Et le final ne manque pas de sel ! Après, on pourrait ronchonner en soulignant que ce n'est pas avec ce texte que l'on va apprendre à bien prononcer le mot "crocodile" mais franchement, on s'en fiche. De toute façon, pour Charlotte, on dit "codile" et pas autrement, donc...




Je veux un cocodrile de Laure Monloubou. Amaterra, 2014. 26 pages. 8,90 euros. A partir de 2 ans.


C’est ce titre que j’ai déniché chez Kikine. Un livre où l’on joue à cache-cache. Qui se cache dans les œufs ? Qui se cache derrière le fromage ? Où se cache le lapin ? Qui se cache dans mon bain ? Simple et efficace, surtout très original grâce aux nombreuses découpes qui ménagent le suspens et donne un coté ludique à l’exploration de l’ouvrage. Par exemple dans l’extrait ci-dessous, en tournant la page de droite et en la superposant à celle de gauche, on va faire apparaître à travers les découpes une ampoule qui s’allume et des chauves-souris aux yeux rouges. Effet de surprise garanti !

La réalisation est parfaite, très soignée, et le cartonnage suffisamment résistant pour supporter les manipulations les plus vigoureuses, ce qui est loin d’être un détail.



Caché d’Hector Dexter. Amaterra, 2014. 36 pages. 12,50 euros. A partir de 2 ans.


Autre titre d’Hector Dexter, « Qui a mangé la petite bête ? » fonctionne un peu comme le précédent, jouant sur les découpes, mais en privilégiant l’effet de profondeur. A chaque page on tente de répondre à la question contenue dans le titre en proposant un suspect potentiel, et à chaque page on se rapproche un peu plus de la coccinelle. Alors, qui est le coupable ? L’ours blanc ? L’éléphant gris ? Le poisson bleu ? Les flamants roses ? Ne comptez pas sur moi pour vous le dire, mais sachez juste que, l’air de rien, avec tous ces animaux, on peut commencer à apprendre les couleurs… 

Là encore la réalisation est  superbe, avec, entre autres, un cartonnage des plus épais et des coins arrondis pour éviter les accidents en cours de manipulation.



Qui a mangé la petite bête ? d’Hector Dexter. Amaterra, 2014. 26 pages. 12,50 euros. A partir de 2 ans.


Trois jolies trouvailles dont je ne suis pas peu fier et un éditeur qui gagnerait à être davantage connu tant il soigne avec une rare minutie l'ensemble de ses publications. Qu'on se le dise ! 




Deux ans déjà, ça passe trop vite !!!












mercredi 4 février 2015

Les carnets de Cerise T3 : le dernier des cinq trésors - Joris Chamblain et Aurélie Neyret

Troisième aventure de Cerise et troisième mystère à résoudre. Cette fois, l’enquêtrice en herbe va aider Sandra, une relieuse de livres, à identifier le propriétaire de partitions retrouvées dans un coffre poussiéreux. Sans le savoir, la collégienne et ses amies Line et Erica vont en fait se lancer dans un jeu de piste qui fera remonter chez Sandra de douloureux souvenirs…

Ouvrir un album de Cerise, c’est s’offrir une cure de tendresse. Beaucoup de douceur dans l’univers de cette fillette, beaucoup de chaleur humaine aussi. Les dessins plein de sensibilité aux couleurs pastel contribuent à renforcer cette ambiance « cosy » dans laquelle le lecteur se sent si bien. Même s’il y a, comme toujours, un léger point de tension, une cicatrice difficile à refermer qui donne un petit goût acidulé à l’histoire, la bienveillance reste de mise et le dénouement heureux, inévitable.

Petit plus non négligeable, quelques encarts didactiques et ludiques « made in Cerise » où l’on apprend par exemple le vocabulaire propre aux livres (la coiffe, le dos, les plats…) et la méthode utilisée par les relieurs pour les restaurer ou encore la recette des cookies et sablés de la mamie d’Erica.

Au final ce nouveau tome riche en émotions continue d’allier avec bonheur la forme et le fond. J’avais trouvé le second épisode un cran en dessous, celui-là remet les pendules à l’heure. Et comme d’habitude, je suis ébloui par la beauté de la couverture.



Les carnets de Cerise T3 : le dernier des cinq trésors de Joris Chamblain et Aurélie Neyret. Soleil, 2014. 86 pages. 15,95 euros. A partir de 9 ans.









mardi 3 février 2015

Le premier mardi c'est permis (33) : Alice - Emma Becker

Alice a vingt ans, Emmanuel est deux fois plus âgé. De leur rencontre naîtra une histoire à l’érotisme débridée, une histoire trouble et sensuelle, mouvementée…

Alice la femme-enfant vivant avec ses petites sœurs dans l’appartement parisien abandonné par ses parents depuis leur divorce. Alice qui se rêve romancière et s’abandonne sans retenue dans les plaisirs charnels : « Le plaisir est sacré […] Parce que, au fond, ce n’est que ça, la vie. Soixante-dix, quatre-vingt ans à tout perdre. Le sexe n’a jamais rien eu à voir avec quoi que ce soi d’autre. Le sexe, au fond, le plaisir, c’est la seule chose qui compte en ce monde. J’ai l’air d’un homme à dire ça ? On est tous esclaves de la même chose. Les hommes sont esclaves de leur soif de chattes, je suis esclave de l’érection des hommes. De la séduction. Ça me va, d’être réduite à un ensemble de trous ayant besoin d’être remplis. Je ne vois pas ce que je pourrais être de plus intéressant. Ou de plus constructif. »

Alice et sa vision étriquée du monde et des relations hommes-femmes, Alice et ses caprices, son mal-être qui ferait la fortune d’un psy. Alice qui ne peut pas garder le moindre boulot parce que travailler c’est trop dur, Alice qui pleure dans les jupes de son père quand elle n’a plus un sou en poche pour acheter ses cigarettes…

Le pire c’est qu’Emmanuel n’est pas mieux. Vieux beau fraîchement séparé, tombant amoureux fou d’une gamine au corps de déesse, amant jaloux ne supportant pas que sa dulcinée, aux mœurs plus que légères, aille voir ailleurs mais qui, de son coté, n’hésite pas à la tromper (« Je ne savais plus où j’en étais » ; « Elle n’est rien pour moi cette fille » ; « cette fille n’a rien de commun avec toi » ; « cette fille est sans saveur à coté de toi »). Justifications pitoyables d’un homme pitoyable…

Mon Dieu que je les ai détestés, ces deux-là ! Une envie de les baffer à chaque page, de les secouer, de leur ouvrir les yeux et de leur faire comprendre la futilité de leurs pauvres petits problèmes existentiels. Envie de leur hurler dessus et de mettre un terme à leurs jérémiades tellement superficielles. Tout ce que je déteste chez des personnages de roman.

Après, je ne dis pas, l’écriture est pleine de charme, oscillant entre de très beaux passages et une certaine vulgarité que je n’ai jamais trouvé choquante. Sans compter que les scènes « explicites », nombreuses, sont particulièrement bien menées et souvent fort émoustillantes. Il y a donc beaucoup de qualité dans la plume d’Emma Becker, c’est juste que cette sulfureuse histoire d’amour intergénérationnelle et ce couple imbuvable m’ont agacé au plus haut point, gâchant tout plaisir de lecture. Pour autant, je n’en resterai pas là avec cette auteure car je sens chez elle un vrai potentiel. Son premier roman est dans ma pal et je compte bien m’y plonger très bientôt, j’espère simplement que j’y trouverai des protagonistes plus à mon goût.

Alice d’Emma Becker. Denoël, 2015. 350 pages. 19,90 euros.


Une lecture commune que je partage avec Noukette. Surprenant, non ?











lundi 2 février 2015

Elliot, super-héros - Cécile Chartre

Un néon qui claque dans le bureau du directeur, en pleine punition, et Elliot le fayot, le premier de la classe adoré par la maîtresse et détesté par ses camarades, se persuade qu’il est devenu un super-héros. Bon, ok, son pouvoir est assez limité, comme celui des deux autres élèves présents au moment de l’incident, mais cela suffit pour que ces trois-là forment un gang prêt à rendre la justice à la moindre occasion…

Difficile de ne pas rire aux éclats en découvrant les (més)aventures d’Elliot et de ses acolytes. Des superpouvoirs ? Quels superpouvoirs ? Peu importe à la limite, l’important, avec un superpouvoir, c’est d’y croire. Et l’important, quand on est un super-héros, c’est d’avoir un costume : collant, bottes, tuniques moulante et slip. A porter par-dessus le collant, le slip. Se rendre à l’école attifé de la sorte ? Même pas peur !

J’adore Cécile Chartre depuis mes lectures de Joyeux Ornithorynque et surtout Petit meurtre et menthe à l’eau. Elle possède un art de la formule qui déclenche le sourire, ses descriptions, très imagées, sont un régal d’humour parfois assez grinçant, même si on sent en permanence affleurer tendresse et bienveillance pour les bras-cassés qu’elle met en scène. Ici, Elliot vaut son pesant de cacahuètes ! Sa naïveté n’a d’égale que ses convictions, chevillées au corps et à « deux jambes trop courtes pour un garçon de dix ans ». C’est lui qui parle, qui nous raconte sa transformation, avec ses mots à lui. Parce que transformation il y aura, et le gamin solitaire et renfermé du début de l’histoire ne sera plus tout à fait le même à la fin, avec ou sans superpouvoirs.

Elliot, super-héros de Cécile Chartre. Rouergue, 2015. 62 pages. 6,70 euros. A partir de 8 ans.






vendredi 30 janvier 2015

Fin de mission - Phil Klay

Des soldats. Américains. En Irak. Celui-là rentre chez lui après avoir passé son temps, là-bas, à abattre des chiens qui se nourrissaient de cadavres. A la maison il retrouve sa femme et son labrador, couché au pied du canapé. Celui-là vient de délivrer des policiers irakiens torturés dans la cave d’une maison tenue par des insurgés. Celui-là a du mal à se remettre de la mort d’un gamin de 14 ans, tué sous ses yeux par son collègue. Lui, il était affecté aux « affaires mortuaires », chargé de récupérer et transporter les corps de combattants, qu’ils soient américains ou irakiens. Cet autre, civil, rêvait de remettre en service une station de traitement de l’eau pour venir en aide à la population. Eux, ils débriefent à la cantine après avoir envoyé leur premier obus sur des cibles humaines. Combien en ont-ils eu en tout ? Combien ça fait de morts par membre de la section ? Et puis il y a cet aumônier recueillant des confessions difficiles à entendre, cet étudiant revenu du front, pointé du doigt par une camarade musulmane sur les bancs de la fac ou encore ce pauvre gars, défiguré par une mine, qui raconte son histoire dans un bistrot de New-York...

Attention, grosse claque ! Douze nouvelles que j’ai dévorées en à peine deux jours. On comprend à la lecture pourquoi ce recueil d’un débutant totalement inconnu s’est vu octroyer le National Book Award, l’un des plus prestigieux prix littéraires de la planète.

Phil Klay, vétéran du corps des marines ayant servi en Irak entre 2007 et 2008, a l’intelligence de ne pas sombrer dans les clichés, de ne pas jouer au « pro » ou au « anti » guerre. Son angle d’attaque est beaucoup plus fin : de l’artilleur à l’aumônier, du civil engagé par l’armée à l’administratif n’ayant jamais vu une zone de combat, il multiplie les points de vue et alimente la réflexion. Avec un réalisme sidérant, il décrit la vie d’une compagnie au jour le jour, il dit la peur du soldat sur le terrain, la haine absolue et aveugle de l’ennemi, les traumatismes physiques et psychologiques, l’impossible retour à une vie normale à la fin d’une mission, mais aussi l’incompréhension des proches, la quête de sens face à l’absurdité de certaines situations, les nombreux suicides, le regard, parfois difficile à supporter, de ceux qui vous jugent sans avoir la moindre idée de ce que vous avez vécu.

Aucun pathos, aucun jugement, pas d’envolée lyrique, le ton est sec comme un coup de trique, empreint d’une lucidité qui fait froid dans le dos. Plus proche, dans l’esprit, de « Yellow Birds » que de « Fin de mi-temps pour le soldat Billy Lynn », deux autres textes abordant le conflit irakien, ce recueil marque la fracassante entrée en littérature d’un jeune trentenaire incroyablement talentueux.

Fin de mission de Phil Klay. Gallmeister, 2015. 310 pages. 23,80 euros.


Extraits :

« J’avais pensé qu’il y aurait au moins une certaine noblesse dans la guerre. Je sais qu’elle existe. On raconte tant d’histoires, il faut bien que certaines d’entre elles soient vraies. Mais je vois surtout des hommes ordinaires, essayant de faire le bien, abattus par l’horreur, par leur incapacité à apaiser leur propre rage, par les airs virils qu’ils affectent et leur prétendue dureté, leur désir d’être plus implacables et par conséquent plus cruels que la situation dans laquelle ils se trouvent. »

« Qu’est-ce qu’on fait ? […] Nous, on vient ici, on leur dit, On va vous apporter l’électricité. Si vous travaillez avec nous. On vous garantira la sécurité. Si vous travaillez avec nous. Mais attention, votre meilleur ami sera votre pire ennemi. Si vous nous faites chier, vous vivrez dans la merde. Et ils nous répondent, OK, on vivra dans la merde. Alors qu’ils aillent se faire foutre. »

« Tout le monde présumait que mon âme était profondément marquée par ma rencontre avec le Réel : le monde-tel-qu’il-est, dur, sans fard, violent, loin de la bulle protectrice de l’Amérique et du monde universitaire, un séjour au Cœur des Ténèbres qui, s’il ne vous détruit pas, vous rend plus triste et plus sage. C’est des conneries, bien sûr. »











mercredi 28 janvier 2015

Moby Dick - Chabouté

Moby Dick ou la baleine blanche entraînant dans son sillage le capitaine Achab et son bateau, jusqu’aux frontières de la folie. Achab avec la vengeance comme moteur, comme seule et unique raison d’être. L’obsession d’un homme, son entêtement, son jusqu’auboutisme qui causera la perte de l'équipage…

Tout le monde connaît l’histoire, l’originale et ses innombrables adaptations. Quel intérêt d’en proposer une de plus ? Peut-être parce que le texte de Melville exerce encore une fascination sur bien des auteurs d’aujourd’hui, peut-être aussi parce qu’il véhicule des thèmes universels et intemporels. Quoi qu’il en soit, quand Chabouté s’en empare, le résultat est à la hauteur. « Adapter Moby Dick est venu d’une envie, celle de me frotter à Achab, qui est à la fois fort et fragile, faible et puissant, et dont l’acharnement me fait penser à ce que l’on peut parfois ressentir lorsque l’on fait une BD. »

Avec son noir et blanc dense et profond, sa mise en scène des silences, sa capacité à représenter l’océan en mouvement, il installe une atmosphère pesante où l’intensité dramatique du huis clos maritime en train de se jouer est magnifiée. Clairement, il faut lire ce diptyque d’une traite pour en extraire « la substantifique moelle ». Le premier tome ne fait que poser les bases et s’achève sur un goût de trop peu, c’est dans le second que le récit prend toute son ampleur tragique. Pas envie d’en faire des caisses ni d’en dire plus, je préfère vous laisser plonger la tête la première dans l’écume et profiter, entre autres merveilles, des incroyables séquences muettes qui illuminent ces deux albums de leur envoûtante présence (si vous avez lu « Tout seul », vous savez parfaitement de quoi je veux parler…).


Moby Dick, livre premier de Chabouté. Vents d’Ouest, 2014. 118 pages. 18,50 euros.
Moby Dick, livre second de Chabouté. Vents d’Ouest, 2014. 134 pages. 18,50 euros.

Les avis de SandrineSaxaoul et Yvan






mardi 27 janvier 2015

High Line - Charlotte Erlih

« De là où je suis, il ne reste rien de l’agitation de la ville, du fouillis des vies qui y grouillent ni des ordures qui souillent les rues. Rien des passions des uns ni des désespoirs des autres. Rien des visages fatigués de ceux qui partent suer une énième journée dans des lieux qu’ils exècrent, ni des visages encore plus las de ceux dont personne n’attend la sueur aujourd’hui, ni demain, ni aucun jour à venir. Rien non plus des corps abîmés de ceux qui viennent de passer une nouvelle nuit dehors. De là où je suis, la souffrance et la saleté sont invisibles. La terre doit être belle pour un dieu. »

Un gamin sur un fil, marchant entre deux immeubles, à cent mètres de haut. Il n’a aucune protection, aucune attache. Sous lui le vide, devant lui, une sangle d’à peine deux centimètres de large et six ou sept minutes de traversée, à devoir poser un pied devant l’autre sans trembler. « Libre ! Entièrement et résolument libre ! Le jour et la nuit par rapport aux sensations que j’ai avec un baudrier qui m’entrave et un leash qui me retient à la ligne… Tout est décuplé. Intensité extrême. Plus de limite. Mon corps et le vide. L’air et le ciel. Du tout pur. Un shoot d’absolu en barre. Je ne me suis jamais senti aussi puissant. »

La voix de cet ado dont on ne connaîtra jamais le prénom résonne. Le lecteur entre dans son esprit avant et pendant le périlleux exercice auquel il se plie. Ses doutes, ses certitudes, sa motivation. Le vide comme un symbole, celui d’une quête d’identité, d’un chemin vers l’avenir : « ça y est, j’ai dépassé la moitié. A présent, tout retour en arrière serait plus long que de poursuivre droit devant. Peut-être un jour me dirai-je cela aussi de ma vie : j’aurai fait le plus gros, donc autant continuer. Et je serai de plus en plus impatient et de plus en plus inquiet de voir le trajet s’achever. » Le narrateur n’est pas sur un bateau, il n’a pas de coup de barre à donner pour changer de cap. Il est face à un gouffre, sans filet. Face à lui-même aussi. Franchir le pas et aller de l’avant. Ou chuter. Définitivement.

Phrases courtes, très descriptives, monologue intérieur qui remue et laisse pantelant, Charlotte Erlih respecte à la lettre l’ADN de la collection « d’une seule voix ». Une réussite, indiscutablement.

High Line de Charlotte Erlih. Actes sud Junior, 2015. 92 pages. 9,00 euros. A partir 14 ans.


Une nouvelle pépite jeunesse du mardi que je partage avec Noukette.







lundi 26 janvier 2015

Mon p’tit univers : Mon abcdaire de la nature - Aurélie Barbe et Caribou

Enrichir le vocabulaire de bébé Charlotte est un vrai plaisir, surtout qu’elle est très demandeuse et joue à merveille les perroquets dès que l’on prononce un mot nouveau. Coté livres, l’abécédaire (comme l’imagier) est un outil parfait pour l’augmenter de façon ludique, ce vocabulaire.

Celui-ci propose des termes issus de travaux menés par le linguiste Etienne Brunet et a pour but d’offrir un corpus de mots indispensables à l’enfant. Il fait découvrir l’environnement proche et apprends à connaitre la nature qui nous entoure : campagne, désert, jardin, forêt, etc. Il n’y a qu’un seul mot par page mais les illustrations permettent d’en proposer d’autres. Par exemple, dans celle ci-dessous, on a pu pointer le nuage, le cactus et le sable et préciser que le cactus, ça pique ! Page suivante, sur l’île, il y a un arbre et dans l’eau un requin alors que dans le jardin on trouve une balançoire. Au final, ce petit livre allie richesse et simplicité en évitant l’accumulation un peu gratuite qui surcharge et finit par ne proposer qu’un catalogue sans fin aussi vite vu qu’oublié.



Un abécédaire idéal pour permettre à bébé de comprendre et se faire comprendre. Il en existe un second dans la même collection, consacré aux animaux. Autant vous dire qu’il sera nôtre bientôt !

Mon p’tit univers d’Aurélie Barbe et Caribou. Marmaille & Compagnie, 2015. 24 pages. 8,00 euros. A partir de 18 mois.


L'avis de MyaRosa


samedi 24 janvier 2015

La parole contraire - Erri de Luca

« Si mon opinion est un délit, je continuerai à le commettre. »

Poursuivi en justice pour avoir soutenu le mouvement NO TAV qui s'oppose à la construction de la ligne à grande vitesse du val de Suse devant permettre de relier Lyon à Turin, Erri de Luca a rédigé pour sa défense un pamphlet de 40 pages sur la liberté d’expression et la responsabilité de l’écrivain. Un texte publié par tous ses éditeurs dans le monde à la veille de son procès. Il risque cinq ans de prison pour « incitation au sabotage ».

« Un écrivain possède une petite voix publique. Il peut s’en servir pour faire quelque chose de plus que la promotion de ses œuvres. Son domaine est la parole, il a donc le devoir de protéger le droit de tous à exprimer leur propre voix. Parmi eux, je place au premier rang les muets, les sans voix, les détenus, les diffamés, les analphabètes et les nouveaux résidents qui connaissent peu ou mal la langue. […] Telle est la raison sociale d’un écrivain, en dehors de celle de communiquer : être le porte-parole de celui qui est sans écoute. »

Tout tient dans cette affirmation. A la responsabilité pénale, De Luca oppose sa responsabilité d’écrivain. Ce projet ferroviaire est une aberration environnementale. Par exemple, le percement et la pulvérisation de gisements d’amiante va disperser dans l’air des milliards de fibres toxiques. Depuis des années, l’auteur de Montedidio participe à la lutte menée par les habitants de la vallée. Dans une interview, il a déclaré : « La TAV (ligne à grande vitesse) doit être sabotée. Voila pourquoi les cisailles étaient utiles : elles servent à couper les grillages. Pas question de terrorisme […] elles sont nécessaires pour faire comprendre que la TAV est une entreprise nuisible et inutile […] les discussions du gouvernement ont échoué, les négociations ont échoué : le sabotage est la seule alternative. »

La question est : y-a-t-il eu, à travers ces déclarations, incitation publique à commettre un délit ? Pour la défense, la réponse est non : « Pour parler d’incitation à la violence, il faut démontrer le rapport direct entre les mots et les actions commises. » Or, il est, dans ce cas précis, impossible de démontrer ce rapport tant il y a eu de faits et de délits commis sur le chantier par des militants NO TAV avant et après la publication de l’interview.

Pour étayer son propos, De Luca convoque les figures ayant marqué sa vie de lecteur et sa vie tout court, Orwel et Pasolini en tête. Il réclame aussi le droit d’utiliser les mots dans un sens qui n’est pas celui que leur attribue la justice : « Les procureurs exigent que le verbe "saboter" ait un seul sens. Au nom de la langue italienne et de la raison, je refuse la limitation de sens. Il suffisait de consulter le dictionnaire pour archiver la plainte. »

Je ne connais pas suffisamment le dossier pour me prononcer sur le fond de la question mais je dois bien reconnaître que la défense de l’auteur par lui-même est brillamment menée et que la lecture de ces quelques pages est une magnifique incitation à la réflexion.


La parole contraire d’Erri de Luca. Gallimard, 2015. 42 pages. 8,00 euros.


Un billet qui signe ma contribution mensuelle au projet non-fiction de Marilyne.




vendredi 23 janvier 2015

Bleu éperdument - Kate Braverman

On ouvre ce recueil de nouvelles avec une femme qui se souvient de la petite fille qu’elle était et de sa mère, poétesse l’ayant éduqué de « façon excentrique selon une méthode de son cru ». On poursuit avec Erica et sa fille Flora, l’année de Tchernobyl, s’ennuyant à mourir au cours d’un hiver pluvieux. Puis on croise le chemin d’une écrivaine cocaïnomane harcelée par un type dont la toxicité s’avérera bien supérieure à celle de la drogue. Il y a aussi dans ce recueil Joan Moore, fêtant son quarantième anniversaire à Hawaï et bien décidée, enfin, à quitter son mari, Laurel Sloan, qui repense aux années d’université où elle écoutait Dylan à plein volume, Suzanne Cooper, fraîchement divorcée et en pleine reconstruction ou encore Jessica, aussi riche que désœuvrée…

Des portraits de californiennes au bord du précipice. Des femmes seules, désespérées, neurasthéniques, fréquentant les Alcooliques Anonymes. La mélancolie suinte à chaque page, les illusions perdues ne faisant qu’attiser les regrets. L’héritage des années hippies a laissé chez beaucoup de douloureuses cicatrices qu’elles traînent comme un boulet alors que le 21ème siècle approche à grands pas.

Ça pourrait (ça devrait même) être totalement plombant si la langue de Kate Braverman n’était pas aussi belle. « Sensuelle et luxuriante », précise la 4ème de couverture, j’avoue que ce n’est pas faux, même si c’est finalement beaucoup plus que ça : « La vallée est une gigantesque plaine qui s’étire indéfiniment jusqu’au pied des montagnes infécondes et hallucinatoires. Cette vallée abrite les tombeaux ouverts de femmes à l’aube du millénaire. C’est un vrai quadrillage de pavillons agglomérés en lotissements, où vivent des femmes soit seules, soit avec leurs enfants. Des femmes empêtrées dans une dépression nerveuse mais plus à même de payer leur traitement. Des enfants qui laissent derrière eux leurs maisons de poupée et leurs leçons de violon pour s’installer dans des immeubles où les voisins ne parlent pas la même langue qu’eux. »

Ou encore : « Elle a trente-sept ans, elle est divorcée, l’ex-femme de Jake, la mère de Stéphanie et Mark. Elle est membre des Alcooliques Anonymes. Elle est sobre. Elle ne boit plus, plus jamais. Cette année, ses enfants passeront le réveillon et le jour de Noël avec elle. Plus jamais elle ne s’endormira en laissant une cigarette allumée dans le cendrier, plus jamais elle ne s’évanouira dans le jardin en chemise de nuit. Elle ne fume plus et elle n’a plus de jardin. On peut compter sur elle maintenant. […] Elle est en passe de devenir le genre de femme qui met de la monnaie dans les parcmètres et poste ses cartes de vœux en temps et en heure. Elle est en train de devenir le genre de femme qu’on peut contraindre à s’exiler dans un appartement à Santa Monica en sachant qu’elle s’y pliera dans la plus grande discrétion, en toute dignité. Elle est le genre de femme qu’on peut bannir à moindre frais. »

Un magnifique recueil et, pour l’amateur de nouvelles que je suis, la découverte d’une voix envoûtante.

Bleu éperdument de Kate Braverman. Quidam, 2015. 245 pages. 20,00 euros.








jeudi 22 janvier 2015

Le grand méchant Renard - Benjamin Renner

Hop, hop, hop, coup de cœur !

Cet album raconte les mésaventures d’un renard incapable de faire peur aux poules qu’il veut dévorer. Un renard tellement gringalet que tout le monde se fout de lui. Un renard à qui le loup souffle un jour une idée géniale : s’il veut manger de la volaille, il n’a qu’à dérober des œufs, les couver et attendre leur éclosion pour se faire un gueuleton digne de ce nom. Ni une ni deux, le goupil met son plan à exécution. Et ça marche ! Sauf qu’à la naissance, les poussins sont trop petits. Il décide alors d’attendre quelques mois, le temps de les engraisser. Erreur fatale… Ben oui, on s’y attache à ces petites bêtes. Surtout quand, en sortant de l’œuf, elles font de la première personne qui leur tombe sous les yeux leur « maman d’amour » !

Un album génial, ni plus ni moins. Totalement barré, plein de quiproquos, de personnages un peu crétins comme j’aime, de répliques et de mimiques à hurler de rire. Du comique de situation mais pas que. Des rapports parents-enfants compliqués, une naïveté désarmante et un enchaînement de séquences cocasses parfaitement maîtrisé. Benjamin Renner signe ici sa première BD. Co-réalisateur d’Ernest et Célestine, cet auteur venu de l’animation insuffle un sens du rythme et du dialogue absolument ébouriffant ! Ne s’encombrant pas de cases ni de bulles, découpant chaque planche en gaufrier de six à huit dessins et usant d’un décor minimaliste, sa narration est d’une grande fluidité. J’ai craint au départ la succession de scénettes sans véritable lien, de sketchs indépendants les uns des autres, mais il y a bien un fil directeur constant et une seule et unique histoire.



Pas envie d’en dire plus, sachez seulement que cet album fera sans aucun doute possible partie de mon top de l’année 2015. Un livre précieux, jubilatoire, qui fait un bien fou. Bref, à lire, à offrir et à faire lire aux enfants dès 8-9 ans. J’espère que j’ai été clair !

PS : je vous conseille aussi d'aller découvrir sur le site de l'éditeur la BD interactive qui respecte à la lettre l'esprit de l'album

Le grand méchant Renard de Benjamin Renner. Delcourt, 2014. 188 pages. 16,95 euros.



mercredi 21 janvier 2015

Capitaine Trèfle - Hausman et Dubois

Ardennes, 18ème siècle. Surpris par une tempête automnale, le Capitaine Trèfle trouve refuge dans une auberge abandonnée. Il y découvre un lutin séquestré par d’affreux pirates. Après un rude combat, il délivre le malheureux et l’amène au magicien Noctiflore afin qu’il panse ses blessures. Remis sur pieds, le Guib (nom donné à cette race de lutins des sables) raconte son histoire à ses sauveurs. Chassés par les hommes, les créatures fantastiques du petit peuple vivaient en paix depuis des siècles au-delà de la mer, de l’autre coté du monde. Jusqu’au jour où y débarquèrent le terrible Capitaine Écarlate et son sinistre équipage, bien décidés à faire des sirènes, elfes et autres dragons de vulgaires bêtes de cirque. N’écoutant que son courage, Trèfle se lance à la rescousse des opprimés au cours d’un périlleux voyage au fil des océans…

Plonger dans un album du duo Haussman/Dubois, c’est accepter de réinventer le monde. Conteurs hors-pair, ils cisèlent leur récit avec une rare minutie et nous emmènent dans un univers où l’imaginaire est roi. Loin des modes, cette ode au petit peuple  fleure bon les livres d’antan. Ici, le langage est précieux, une « enseigne rouillée ne cesse de grincer comme s’éraille le rire d’une sorcière » et les « chat-pitres » deviennent des « chat-clowns ». Artisan d’une BD à l’ancienne où chaque détail mérite la moindre attention, l’orfèvre Hausman signe des planches d’une beauté sidérante. Dubois ne pouvait trouver meilleur complice pour mettre scène le bestiaire fabuleux née de son imagination débordante. Un bijou d’album, idéal pour peupler les rêves des grands et des petits.


Capitaine Trèfle d’Hausman et Dubois. Le Lombard, 2014. 62 pages. 15,00 euros.

L'avis de manU

Une lecture que j'ai une fois de plus le plaisir de partager avec Noukette. C'est d'ailleurs elle qui, aujourd'hui, accueille les liens des participants à la BD de la semaine.











mardi 20 janvier 2015

Les bébés ont un goût salé - Dominique Sampiero

Pas simple, la vie de Malika. A treize ans, au cœur de la cité, elle doit gérer seule le départ de son père, les disparitions subites de sa mère et surtout cette petite sœur de cinq mois dont elle s’occupe comme une grande. Le jour où le centre social propose aux gamins du quartier une semaine à la mer, Malika doit y renoncer pour jouer la nounou. Pourtant, la mer, elle en rêve Malika, elle ne l’a jamais vue en plus. Alors avec l’aide de Steven, elle va imaginer un stratagème pour partir quand même, quitte à glisser un bébé dans ses bagages...

La vie de Malika est difficile, c’est une vie minuscule et âpre, comme tant d’autres. Les cages à lapin des HLM, le collège, les trafics, les copains. J’avoue que j’ai eu du mal à croire au déroulement de l’intrigue. Des éducateurs qui laissent une gamine les accompagner à la mer avec un bébé caché dans un sac de sport, ça me paraissait totalement improbable. Mais le fait est que l’anecdote est réelle, Dominique Sampiero devait même en tirer un film. Le projet n’ayant pas abouti, il en a fait un roman jeunesse. Je trouve quand même le trait un peu forcé. Je l’espère en tout cas, parce qu’un tel niveau d’irresponsabilité de la part des adultes accompagnateurs, c’est juste effrayant !

Les points forts de ce texte tiennent dans les dialogues très travaillés, d’un grand réalisme, comme les interactions entre les différents personnages. La langue est parfois poétique, à d’autres moments très familière. La bienveillance et l’altruisme alternent sans cesse avec des scènes de tension, la tendresse se mêle à une certaine forme de violence. Et puis il y a cette fin que je ne m’imaginais pas une seconde. Ce ne pouvait être qu’une happy end, pas possible autrement. Sauf que…

Les bébés ont un goût salé de Dominique Sampiero. Rue du monde, 2014. 108 pages. 9,50 euros. A partir de 12 ans.


Et comme chaque mardi ou presque, c'est une lecture commune que je partage avec Noukette.



dimanche 18 janvier 2015

Un été - Vincent Almendros

Jean et Jeanne sont dans un bateau. Ils s’apprêtent à y accueillir le frère de Jean et sa petite amie Lone. Le voilier n’est plus de première fraîcheur mais il suffira pour une croisière de quelques jours le long des côtes italiennes. Au fil des heures, au fil des jours, la chaleur et la promiscuité aidant, les corps se frôlent, les sens s’aiguisent et la tempête s’annonce…

C’est un roman d’ambiance un peu vain, dérisoire oserais-je dire. Très littéraire, finalement. Quelque part, c'est un roman d’aujourd’hui qui ressemble à un film des années 60. Un roman un poil nombriliste, autocentré, aux enjeux inexistants. Un huis clos maritime à l’érotisme contenu, se déroulant  dans un espace exigu et sous une chaleur étouffante. Des rapports humains ambigus, une tension palpable et une pirouette finale que je n’avais pas vu venir.

Est-ce que j’ai aimé ou pas ? Aucune idée. Je l’ai lu distraitement, sans lui accorder une attention particulière, ce qui n’est jamais bon signe. Je l’ai lu sans déplaisir mais les mots ont coulé sur moi sans laisser de trace. Je dois donc en conclure que j’y suis resté imperméable et c’est bien dommage. Mais ce texte trouvera ses lecteurs, c’est une certitude. Son charme suranné, sa sobriété et sa fluidité sont d’indéniables atouts. Un roman-aquarelle subtil, construit par petites touches. Sans doute trop subtil pour moi.


Un été de Vincent Almendros. Édition de Minuit, 2015. 95 pages. 11,50 euros.  








vendredi 16 janvier 2015

Entre frères de sang - Ernst Haffner

Incroyable destin que celui de ce livre ayant connu un immense succès en Allemagne au moment de sa publication en 1932 avant d’être interdit et brûlé par les nazis lors d’autodafés puis de tomber dans l’oubli après 1945. De son auteur, on ne sait presque rien, à part qu’il a été journaliste, sans doute travailleur social, et qu’il a vécu à Berlin entre 1925 et 1933.

Les frères de sang, c’est le récit des aventures d’une bande de garçons dans le Berlin des années 30. Des gamins des rues frappés par la crise économique ou dont les familles avaient été détruites par la première guerre mondiale. Placés par l’assistance publique dans des institutions destinées aux mineurs, ne supportant pas les brimades d’un système cherchant à les briser, ces enfants en fuite se réfugiaient le plus souvent dans les grandes villes. Se regroupant en bandes, ils vivotaient entre petits trafics et prostitution, toujours en quête d’un repas chaud et d’un toit pour la nuit. De jeunes voyous solidaires dans la souffrance, s’abrutissant au mauvais schnaps dans les bouges des quartiers populaires. Ceux qui se faisaient arrêter par la police passaient par la case prison avant de retourner en foyer et de s’en échapper à nouveau.

Ce roman dit la misère sans misérabilisme. Il tient du témoignage, même si c'est clairement une fiction. Haffner dénonce la brutalité de l’assistance publique. Il décrit la violence permanente de la rue, le froid, la faim, le désespoir. Son texte est d’un grand réalisme, douloureux sans être dénué d’espoir. Surtout, on sent la proximité de l’auteur avec ses personnages, sa compassion jamais larmoyante, sa sincérité totale.

Un livre important pour découvrir le sort d’innombrables jeunes gens qui, dans l’Allemagne en crise de l’entre-deux-guerres, essayèrent de survivre tant bien que mal avant sans doute (même si le roman ne nous le dit pas) d’être emportés par le tourbillon du nazisme.

Entre frères de sang d’Ernst Haffner. Presses de la cité, 2014. 270 pages. 20,00 euros.

mercredi 14 janvier 2015

Fatale - Max Cabanes d’après le roman de Jean-Patrick Manchette

Lorsqu’elle débarque à Bléville, la tueuse professionnelle Aimée Joubert se rapproche des notables de cette petite ville portuaire sans âme. Elle étudie longuement leurs comportements et leurs liens, identifie les forces et faiblesses de chacun avant de s’engouffrer dans une faille dont elle compte bien profiter. Dans quel but ? Mystère…

Je ne suis pas polar mais j’adore Manchette et sa façon bien à lui de mener un récit. Il était en quelque sorte le chantre du behaviorisme à l’américaine, ne décrivant que des comportements sans jamais entrer dans des considérations psychologiques. Au lecteur de s’interroger sur les pensées et l’état d’esprit des protagonistes. Avec Fatale, on est face à un polar qui n’en est pas vraiment un (d’ailleurs le roman avait été refusé dans la collection « série noire »). L’ambiance est plus contemplative, proche de l’étude de mœurs.

Manchette égratigne la bonne société provinciale et ses élites véreuses. Il fait sauter le vernis des apparences policées pour montrer les ambitions personnelles, les coups-bas, la respectabilité de façade. Sa tueuse est l’élément perturbateur qui va peu à peu faire bouger les lignes jusqu’à l’explosion finale. Beaucoup d’ambiguïté chez tous les personnages. D’ailleurs, les victimes sont souvent plus solides que leur bourreau.

Un album sombre à l’ambiance poisseuse magnifiée par le bleu électrique de la nuit et le jaune-orangé des scènes diurnes. Un album crépusculaire, sans concession, qui restitue l’atmosphère glauque des villes de province des années 70. Un album à la froideur clinique, sans espoir, proche de la tragédie. Vertigineux et impressionnant.


Fatale de Max Cabanes d’après le roman de Jean-Patrick Manchette. Dupuis, 2014. 136 pages. 22,00 euros.




mardi 13 janvier 2015

La règle d’or - Isabelle Minière

Léo le trouve étrange ce nouvel élève : « il s’est avancé dans la cour, il a regardé tout autour, l’air tranquille, comme s’il était en visite dans un musée et qu’il regardait les objets exposés. Les objets, c’était nous, alors ça nous a fait bizarre, à mes copains et moi, on n’avait pas l’habitude d’être exposés. A sa place j’aurais eu un peu peur d’arriver là sans connaître personne, lui non. » Quand la maîtresse a demandé à chacun ce qu’il voudrait faire plus tard, il a simplement répondu : « Je veux faire le bien, c’est tout ». Il y en a quelques uns qui se sont foutus de lui, l’ont baptisé Superman. A la sortie, trois garçons lui ont sauté dessus, c’était pas beau à voir. Il s’est relevé le visage en sang et une bosse sur le front, sans haine ni volonté de vengeance,  il a au contraire cherché à minimiser les choses. Décidément, pour Léo, ce n’est pas un garçon comme les autres…

La règle d’or du titre, c’est celle que Camille, cet enfant étrange, se répète comme un mantra. Il l’applique à chaque occasion, en a fait en quelque sorte un mode de vie. Léo est fasciné par sa liberté d’esprit et son altruisme. Camille est un enfant différent, un sage qui met le respect d’autrui et la tolérance au-dessus de toutes les autres valeurs.

Tout cela pourrait être bien naïf, moralisateur et limite ridicule. Mais ça ne l’est pas une seconde. Point de leçon ici, juste la démonstration par les faits que l’attention aux autres et la bienveillance sont les armes qui forgent les plus belles amitiés. Autant vous dire que par les temps qui courent, ce petit texte sans prétention au message tellement pacifique devrait être déclaré d’utilité publique.


La règle d’or d’Isabelle Minière. Ed. du jasmin, 2013. 60 pages. 8,00 euros. A partir de 8 ans.

Une nouvelle lecture jeunesse du mardi que je partage avec Noukette.




lundi 12 janvier 2015

Tout foutre en l’air - Antoine Dole

Si vous avez lu ses romans précédents, vous savez sans doute que l’on entre dans un texte d’Antoine Dole sur la pointe des pieds, en se demandant de quelle façon il va s’y prendre pour nous serrer les tripes. On s’attend à être bousculé, éprouvé, à en sortir rincé. Celui-là ne déroge pas à la règle, évidemment.

Une nuit froide et humide. Des trombes d’eau. « Les gouttières crachent une eau crasseuse qui dilue les murs, les couleurs ». Une ado quitte ses parents en claquant la porte. Elle part retrouver celui qu’elle aime. Ce soir, ils vont le faire. Ensemble ils courent sous la pluie. Leur destination ? Un immeuble en construction. La fin de l’histoire ? Ne compter pas sur moi pour vous la raconter.

Comme de coutume dans cette collection, une seule voix. La narratrice est cette gamine en fuite. Ses mots disent d’abord sa détermination. Son ras le bol aussi. De ces parents qu’elle ne supporte plus. « Combien de fois j’ai eu l’impression de vivre en dehors de tout cela, à coté, en marge. Mon existence sur leurs contours, jamais tout à fait dans leur vie à eux. » Marre de « toutes ces choses qu’on dit qu’on fera et qu’on ne fait jamais. » Alors, elle va le faire. Son amoureux a quatre ans de plus. Elle l’a rencontré sur internet. Ses parents ont découvert leurs échanges et l’ont privée d’ordi. Ils l’ont mise en garde, ont voulu la raisonner. Ça n’a fait que renforcer sa volonté de passer à l’acte. Mais plus la nuit avance et plus son discours évolue. Il évolue jusqu’à…

Décidément, j’adore la plume d’Antoine Dole. Ses phrases courtes, tendues, sa capacité à décrire les fêlures et la souffrance. Sa relation au corps, sa façon unique de lier le psychique et le physique, de glisser les mots sous la peau, de retranscrire les sensations les plus intimes sans en faire des caisses. Sa force d’évocation est sidérante, il lui suffit d’une phrase pour que l’image se forme, s’imprime sur la rétine du lecteur, y laisse une trace indélébile.

Il est des auteurs (rares) dont j’attends chaque nouvelle publication avec impatience. Pas comme un fan en transe (j’espère ne jamais être fan de qui que ce soit) mais simplement parce que je sais que je vais y trouver un univers à part, une voix unique qui m’interpelle. Antoine Dole fait incontestablement partie de ces auteurs.

Tout foutre en l’air d’Antoine Dole. Actes sud, 2015. 72 pages. 9,00 euros. A partir de 14 ans.


Une lecture que je partage avec Noukette. Je ne pouvais décemment pas parler du nouveau Antoine Dole sans elle !