« Je suis Ursa Corregidora. J’ai des larmes à la place des yeux. Toute petite, on m’a obligée à palper mon passé. Je l’ai tété à la mamelle de ma mère ».
Sa grand-mère ne cessait de lui répéter que le plus
important était d’assurer la descendance, pour entretenir la mémoire. Pour que
la lignée familiale issue de l’esclavage ne s’éteigne jamais et que son
histoire tragique puisse continuer à être racontée. Malheureusement Ursa va
briser le cycle. Parce que suite aux coups de son mari, elle a dû subir une
ablation de l’utérus. Il ne supportait pas que sa femme, chanteuse de Blues
dans un cabaret du Kentucky, attire les regards d’autres hommes. Après l’opération,
Ursa se reconstruit. La convalescence est longue, le patron du cabaret se veut
protecteur, attentif à tous ses besoins. Elle finira par l’épouser et s’en
mordra les doigts, forcément. Ici les hommes ne peuvent qu’être mauvais. Rien à
en tirer, rien à en espérer. Depuis que ce salaud de Corregidora, le maître de la
plantation, a violé ses ancêtres, le schéma se répète et les
femmes de la famille ne semblent bonnes qu’à subir la violence masculine. Une
forme de fatalité qu’Ursa constate autant qu’elle accepte. Avec lucidité et la
rage au cœur.
Ce roman est un monument de la littérature afro-américaine,
considéré depuis longtemps comme un classique contemporain. Un livre cru, tant
sur la forme que sur le fond. Un livre brutal, sans concession. Publié en 1975
par Toni Morrison, écrit par une inconnue de 25 ans qui va estomaquer la future
prix Nobel de littérature et éblouir quelques grands noms des lettres
américaines tels que James Baldwin ou Richard Ford, il est étudié depuis des
décennies à l’université. C’est à se demander pourquoi il aura fallu attendre presque
cinquante ans pour qu’il soit enfin traduit en français.
Le monologue d’Ursa résonne comme un blues lancinant. C’est
à la fois un cri et un chuchotement, un déferlement qui emporte tout sur son
passage. La traduction rend parfaitement compte du rythme, de la trivialité et
de la poésie d’une prose qui oscille entre réalisme et onirisme. L’oralité de la
langue souligne une formidable modernité de ton, une totale liberté de parole.
Une histoire qui prend ses racines dans l’esclavage et qui
cherche à perpétuer l’héritage de ce traumatisme. Pour ne jamais oublié que les
femmes ont tant souffert de cet asservissement inhumain, marquées dans leur
chair par une toute puissance masculine qui s’autorisait les pires excès. Et qui
se les autorise encore, malheureusement.
Corregidora de Gayl Jones. Éditions Dalva, 2022. 255 pages.
21,00 euros.
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