lundi 30 octobre 2023

Rue des Boutiques Obscures - Patrick Modiano

Guy Roland ne sait plus qui il est. Une première rencontre va lui permettre d’avancer sur le sentier de la mémoire. Et à partir d’une photo trouvée au fond d’une boîte, Guy va faire resurgir les moments marquants de son passé. Du moins le croit-il. Car les indices restent fragiles, la succession des personnages croisés va peu à peu former un portrait incomplet et sans réelles certitudes de ce qu’aurait pu être sa vie avant l’amnésie. Au fil de cette enquête intime de douloureux souvenirs vont affleurer et esquisser le tableau imparfait d’une existence constamment nimbée d’un brouillard difficile à dissiper. 

Les rue du Paris de l’après-guerre. Un personnage solitaire. L’impression que plus le mystère s’éclaircit, moins l’on s’approche de la vérité. La mélancolie qui prend le pas sur la nostalgie. Tous les ingrédients du récit modianesque sont ici à leur paroxysme. Comme toujours il est question de souvenirs et d’oubli. Comme toujours les fantômes du passé convoqués pour éclairer le parcours d’une vie ne sont souvent que des mirages. Ici, la schizophrénie guette. Car Guy n’est jamais sûr de rien. Chaque indice semble le glisser dans le costume d’un personnage différent, un personnage qu’il a pu être mais qu’il n’est pas certain d’avoir été. C’est troublant. Agaçant autant que fascinant. 

Un Modiano égal à lui-même. Le style est d’une parfaite simplicité, d’une fluidité proche de la pureté. L’intrigue vaut davantage pour son atmosphère que pour sa quête existentielle. J’ai aimé parcourir les rues d’un Paris froid et humide, grimper les escaliers branlant d’immeubles moribonds, franchir la porte d’appartements minuscules à la décoration surannée. Un roman d’ambiance, un poil vieille France, avec les téléphones à pièce, les bottins épais comme des parpaings, la fumée de cigarette dans les lieux publics et les photos sépia d’une époque où on ne pouvait pas faire de selfie. La vache, je crois que je suis en train de virer réac...  

Rue des Boutiques Obscures de Patrick Modiano. Gallimard, 1978. 215 pages. 20,00 euros.



Puisque la thématique du rendez-vous de Fanny et Moka est ce mois-ci Prix Goncourt vs Prix Nobel, je fais d'une pierre deux coups avec ce roman Goncourt 1978 et son auteur Prix Nobel 2014.




samedi 21 octobre 2023

Je ne suis pas la fille mexicaine dont vous rêviez - Erika L. Sanchez

Ça commence par un enterrement. Celui d’Olga, 22 ans, renversée par un bus. Julia, sa sœur cadette, est encore au lycée. Les parents, mexicains émigrés à Chicago dans les années 90, ont perdu une fille exemplaire et doivent dorénavant composer avec celle qui est considérée comme le mouton noir de la famille. La mère sombre dans la déprime et le père dans le silence. Julia, de son côté, rêve d’ailleurs. Elle imagine son futur loin de l’appartement et du quartier miteux où elle a grandi. Mais difficile de s’extraire d’un environnement où chaque fait et geste est surveillé et critiqué et où l’on ne cesse de vous comparer à la figure parfaite de celle qui n’est plus.  

Le titre est un parfait résumé de ce roman où l’emprise familiale musèle les désirs d’indépendance. Julia veut aller à l’université et quitter le nid étouffant où sa mère ne cesse de lui rappeler la place et le rôle de la femme dans la culture « traditionnelle » mexicaine. Un rôle effacé où l’entretien du foyer et la famille occupent le quotidien, où il faut rester « digne » et ne jamais faire de vague. Peu à peu, l’adolescente perd pied. Et personne ne semble s’en rendre compte, personne ne cherche à comprendre la situation invivable dans laquelle elle sombre chaque jour davantage.

Un roman d’émancipation féminine touchant. La critique de la communauté mexicaine repliée sur elle-même est aussi violente qu’argumentée et la souffrance de Julia parfaitement exprimée. Il est juste dommage que la traduction ne soit pas aussi littéraire que l’on aurait pu l’espérer (un « malgré que » m’a notamment fait saigner les yeux !). 

Je ne suis pas la fille mexicaine dont vous rêviez d’Erika L. Sanchez (traduit de l’anglais par Axelle Demoulin et Nicolas Ancion). Ellipsis, 2023. 330 pages. 18,90 euros.






mardi 3 octobre 2023

Big Girl - Mecca Jamilah Sullivan

Huit ans, soixante-seize kilos. Malaya se fiche de son apparence mais sa mère ne l’entend pas de cette oreille. Chaque semaine elle l’emmène à des réunions Weight Watchers qui ne servent à rien. Parce que Malaya a l’impression d’avoir toujours faim. Tout ce qui lui tombe sous la main finit dans son estomac. Les femmes de sa famille lui mettent sans cesse la pression, et si elle semble parfois faire quelques efforts, ils sont vite réduits à néant. Dans le Harlem des années 90, la fillette devenue adolescente ne passe pas inaperçue. On la montre du doigt, on lui fait comprendre que la perte de poids est une obligation. Question de santé mais aussi (et surtout) de féminité. Une forme de pression sociale avec laquelle il lui est de plus en plus difficile de composer.

Pour son premier roman, Mecca Jamilah Sullivan imagine un parcours de vie hors normes. Elle décrit une jeune afro-américaine en proie aux discriminations, tant de la part des blancs qu’elle fréquente à l’école que de sa propre communauté. Et si tout semble couler sur elle sans l’affecter, si elle refuse de s’apitoyer sur son sort, la souffrance est bien réelle. Il n’est pas simple pour Malaya de se défendre face aux injonctions d’une féminité que l’on cherche à lui imposer, ni de faire face au mépris et aux moqueries dont elle est l’objet.

Au-delà du rapport au corps, de la difficulté à trouver sa place, du regard posé sur les femmes, l’auteure interroge la façon d’occuper l’espace d’un point de vue à la fois politique, social et intime. Elle dessine également un tableau saisissant de Harlem, à une époque où la gentrification galopante s’apprête à définitivement modifier l’âme d’un quartier historiquement populaire.

Une belle entrée en littérature, sensible et engagée.

Big Girl de Mecca Jamilah Sullivan (traduit de l’anglais - États-Unis – par Valentine Leÿs). Plon, 2023. 490 pages. 22,50 euros.