«
Si tant est que ça l’ait été un jour, il n’est désormais plus possible de raconter l’histoire d’une personne de manière linéaire, ou, comme on dit, du berceau à la tombe. Personne ne vit comme ça. Dès que notre premier souvenir s’ancre dans notre conscience, nous cessons de percevoir le monde et de penser linéairement, nous vivons tout autant dans les événements passés que dans le présent. »
Tout est dit dès les premières pages. La vie d’Asta ne sera pas racontée chronologiquement. D’ailleurs est-ce vraiment elle « l’héroïne » de ce récit ? Elle en est évidemment un protagoniste principal mais c'est surtout son père Sigvaldi qui mène la danse des souvenirs. Depuis le trottoir sur lequel il vient de tomber du haut de son échelle, gisant sur le dos, incapable de se relever, le voila qui plonge dans son passé. Les années de bonheur avec Helga, la mère d'Ásta, avant qu'elle ne sombre dans un état proche de la folie et finisse par traîner sa carcasse d'alcoolique dans les rues de Reykjavik. L'enfance avec ce petit frère qu'il n'aura cessé de protéger, sa seconde épouse Sigrid, ses deux filles, dont l'une est morte et l'autre qu'il n'a pas eu le courage d'élever, l'exil d'Islande vers la Norvège et cette certitude au moment de faire le bilan : il n'aura donc pas assez aimé.
Ásta de son côté a grandi auprès d'une nourrice affectueuse. Après avoir cassé le nez d'un camarade de classe elle est condamnée à passer un été dans une ferme des fjords de l'ouest. Un été à la dure, en milieu hostile, où elle fera des rencontres inoubliables. Plus tard nous la retrouvons à Vienne, où elle étudie l'art. Tentative de suicide, internement en psychiatrie, Ásta navigue à vue, seule, livrée à elle-même, perdue.
Vous ne me ferez jamais dire du mal d’un roman de Stefansson. Je suis pourtant un adepte du qui aime bien châtie bien mais avec lui c’est juste impossible. Un roman de Stefansson est un breuvage au goût unique, un élixir magique porté par la fabuleuse traduction d'Éric Boury. Avec lui on sait d'avance qu'entre les pages, les époques, les pays, les destins, les petits bonheurs et les grandes tragédies vont s'entremêlées. On sait qu'avec ses personnages on va partager des méditations «
qui ne font qu'alourdir le voyage à travers la vie », que le récit sera charnel, âpre, poétique, lyrique. On sais que l'on va naviguer entre l'ombre et la lumière, que rien d'extraordinaire ne va se passer, que l'ampleur romanesque tiendra dans des petites choses du quotidien.
La fresque familiale de Sigvaldi, d'Ásta et d'Helga ne cesse de jouer avec les sentiments, ne cesse de s'interroger sur le sens de l'existence, ne cesse de nous démontrer qu' « a
u bout du compte, nous finissons par perdre tout ce que nous avons gagné ». Une lucidité, un regard mélancolique sur le monde, une route sinueuse tracée par chacun dans un environnement rude, une nature sans pitié pour rappeler à quel point le chemin d'une vie peut être laborieux et finit toujours dans une impasse. Tout simplement magnifique.
Asta de Jon Kalman Stefansson (traduit de l'islandais par Eric Boury). Grasset, 2018.